CE MATIN-LÀ

Ce matin-là, après une bonne nuit de sommeil, je me réveille à 6h30, reposée. Reposée mais endolorie. Je reconnais tout de suite cette sensation car j’ai déjà donné la vie. A cet instant, nous sommes les seules, toi et moi, à savoir que tout est train de se mettre en marche. Je souris car je sais. Je m’autorise à garder ce secret pour moi encore quelques minutes. Allongée dans mon lit, je prolonge cette parenthèse de la grossesse quelques instants de plus. Je savoure ce moment suspendu car je sais qu’après, tout ira très vite.
A 7h j’ai déjà des contractions toutes les deux minutes. Je sais qu’il ne faut pas trop tarder et que je dois maintenant accepter de clore ce tendre chapitre de la grossesse. Je suis émue. Je suis confiante et enthousiaste, je suis prête. Mode guerrière activé.


Sans plus attendre, j’annonce la nouvelle à ton papa. On se regarde, complices.
« Tu es sûre ? » « Sûre. Aucun doute »
On est contents. Ça y est, nous sommes le 28 février 2022 et c’est aujourd’hui que nous te rencontrons, petit bébé. C’est ce jour que tu as choisi, bébé pressé qui s’est finalement fait attendre.


A ce stade, je préfère rester dans notre chambre et ne rien dire à ton frère car je ne suis pas prête le croiser à ce moment-là. Il me connaît si bien, qu’en un clin d’œil, il saura lire la douleur sur mon visage et l’émotion dans mon regard. Je ne me sens pas capable de répondre à ses questions. Alors, je m’isole dans ma bulle de concentration et de sensations. Je rassemble mes dernières affaires au rythme des contractions. Elles sont rapprochées et régulières. Je les sens arriver, les encaisse aisément puis poursuis mes préparatifs.
De temps en temps, ton père glisse un regard dans la chambre pour évaluer la situation.
« Ça va ? » « Ça va… »
Il tâche de préparer ton frère au plus vite pour le déposer à l’école et me retrouver ensuite à la maison.


Ça y est, il est temps pour moi de dire au revoir à mon fils, celui-là même qui m’a faite mère il y a 4 ans et qui va devenir ton frère.
C’est un aurevoir particulier et plein d’incertitudes car il ne veut pas dire « A ce soir ». C’est un aurevoir à la saveur aigre-douce. Un aurevoir à la vie à trois. Un aurevoir teinté d’inquiétude et de doute. J’ose à peine croiser le regard de mon petit garçon car le mien est empli de larmes. Nous lui expliquons que tu vas naître aujourd’hui et que l’on doit se rendre à la maternité. Il est content que sa petite sœur longuement attendue arrive enfin.
Je me rends compte que le timing de cette naissance est parfait pour nous tous. Notre petitou va pouvoir passer la journée à l’école. Cela laissera à ses grands-parents le temps d’arriver pour le garder. Précieux grands-parents…
Ce scénario est idéal pour chacun d’entre nous et cela m’apporte un profond réconfort. Je serre mon fils dans mes bras, prends une longue respiration au creux de son cou et lui dis au revoir.

A peine la porte claquée, je m’active et mets un coup d’accélération dans ma préparation.
Pour me sentir prête pour ta naissance j’ai envie de nourrir et chérir mon corps pour n’être que puissance et douceur.
Pour disposer de toute ma force, je me prépare un petit déjeuner copieux que j’avale avec appétit. Je fais également infuser une tisane d’allaitement que je n’aurai finalement jamais le temps de boire.
Bien que le temps soit compté, je décide de choyer une dernière fois ce corps qui a tant travaillé ces derniers mois. Je passe sous la douche et essaie de me concentrer sur l’agréable sensation de chaleur sur mon corps.
Mais en quelques minutes, tout bascule. Je sens que le rythme des contractions accélère sérieusement. La douleur devient paralysante.
Quand je vois l’eau de la douche se teinter de rouge, je comprends que je n’ai plus le temps. Étrangement, je ne panique pas. Je garde mon calme et tâche d’aller à l’essentiel.
Pas le temps de me laver les cheveux. Je suis propre, je suis douce, c’est bien assez, je sors de la douche.
J’abandonne mon drap de bain au sol sans même avoir fini de me sécher. Je regarde du coin de l’œil ma tisane restée sur le rebord du lavabo et comprends que je dois renoncer à la boire. Je n’ai plus qu’une idée en tête : accélérer malgré la douleur qui me coupe le souffle.
A peine habillée, je sors de la salle de bain. Je suis confuse et ne sais plus très bien où j’en suis, ni même ce que je suis censée faire. Je sens que je perds pied alors même que les contractions atteignent un nouveau palier d’intensité.
A chaque nouvelle contraction, la douleur me foudroie et aspire mon corps tout entier vers le sol. Je suis comme aimantée au sol, agenouillée, les mains en appui contre le mur.

Lorsque ton papa rentre à la maison, il me trouve à genoux dans le couloir, à demi vêtue. Il m’aide à me relever et à m’habiller puis me questionne pour évaluer la situation. Il sait qu’il faut se préparer à l’éventualité d’une naissance à la maison. Hélène, la bonne fée qui a la connaissance des femmes, nous a prévenus : cette naissance sera sublime mais elle sera extrêmement rapide.
Ton père me demande alors s’il doit appeler les pompiers ou m’accompagner à la maternité. Difficile de dire si je vais tenir tant tu es pressé doux bébé. Je lui demande de fermer fenêtres et rideaux, juste au cas où…
Les valises sont bouclées, nous pourrions partir mais… Impossible de quitter la maison. La puissance des contractions me cloue littéralement au sol.
Il faut prendre une décision. J’essaie alors de me recentrer sur mes sensations pour évaluer l’avancée du travail. Je te sens basse, toujours plus basse dans mon bassin mais je remarque que de mon côté, je n’ai pas encore envie d’accompagner ta poussée. Je réalise aussi que je n’ai pas encore perdu les eaux…
Ca peut le faire !
A 8h40, entre deux vagues de douleur, on décide finalement de prendre le chemin de la maternité.

Sur la route, ton papa est calme et concentré mais me lance des regards inquiets car il voit bien que je n’ai moi-même aucune idée du déroulé des 5 prochaines minutes…
Malgré tout, on poursuit notre trajet vers la maternité.
La chance est avec nous, ça roule bien. Quand on est Marseillais, on sait que rouler à 8h50 un lundi matin sans embouteillage, c’est un petit miracle, comme un clin d’œil de la vie qui nous indique que les planètes sont alignées !
Nous sommes presque arrivés. Pourtant ton papa me demande à plusieurs reprises, s’il doit s’arrêter en urgence car, à ce stade, les contractions ne me laissent plus aucun répit et s’enchaînent à un rythme infernal, toutes les minutes je crois bien. Je ne me reconnais pas tout à fait : je me surprends à crier ma douleur.

09h00 : Arrivée à la maternité. Il faut trouver une place pour stationner. Bien que cela soit une histoire de seulement quelques minutes, je ne suis pas sûre de pouvoir attendre davantage.
Je sens une soudaine montée d’adrénaline, une sorte d’urgence à agir et à prendre la bonne décision. Je décide alors de monter seule à l’étage des naissances.
Une jeune femme rentre au dernier moment dans l’ascenseur avec moi. En me voyant pliée de douleurs, elle se demande bien pourquoi elle a choisi de s’enfermer dans un ascenseur avec une femme qui, de toute évidence, va donner la vie de manière imminente.
On m’ouvre la porte, je balance l’essentiel des informations en vrac pour que l’équipe de sages-femmes sache à quoi s’en tenir : « 39ème semaine de grossesse, 2ème bébé, contractions très rapprochées, travail engagée depuis une semaine, ça pousse ». Pas besoin de plus d’explications, je crois que le ton de ma voix, les traits marqués de mon visage et ma respiration parlent à ma place.
Une fois la voiture garée, ton père me rejoint et me trouve dans le couloir de la maternité, à nouveau à genoux, anéantie par la douleur.


Sans plus attendre, on m’accompagne en salle de naissance et en quelques secondes, on m’aide à me dévêtir et à m’allonger.
Malgré l’imminence de la situation, on me demande ce que je souhaite pour cette naissance. Une naissance libre et naturelle, voilà ce que j’aimerais.
Je m’installe sur le côté. C’est comme ça que j’ai fait naître mon premier enfant, je connais, c’est rassurant, c’est confortable.
La sage-femme me dit que tout est possible et que c’est moi qui décide. Sans le savoir elle vient d’insuffler en moi un profond sentiment de liberté et de puissance.
Ton papa, mon précieux allié, se tient derrière moi. Je ne le vois pas mais je le sais présent car il me tient la main.
« Je suis là Cécile, je suis là »
Je n’ai besoin de rien de plus qu’entendre ces mots-là. C’est tout lui ça… Présence discrète mais soutien sans faille.

A partir de ce moment, je sais que je n’ai plus qu’à me faire confiance et à écouter mon corps qui sait. Je peux m’abandonner complètement aux contractions et laisser la douleur me guider.
Je suis dans le présent, le présent uniquement. Seconde après seconde, je vis le moment présent. Un instant après l’autre. Je respire et j’écoute mon corps orchestrer le balai infernal et enivrant des contractions.
Je ne réponds plus de rien. Le temps s’est arrêté. Je suis dans un état de conscience altérée où chacun de mes sens semble s’être mis en pause. Ma vue se brouille. Je n’entends plus que par intermittence. Je ne parle plus. Je ne fais plus qu’un avec les contractions désormais.

Les sages-femmes sont parfaites. Comme de véritables sœurs, elles me soutiennent, me rassurent, m’attachent les cheveux, me parlent avec douceur, m’accompagnent pour supporter chaque contraction.
Je m’enquille deux ou trois contractions de la mort et me demande comment il est possible d’avoir autant mal.
Alors que je suis dévastée par la douleur et sur le point de perdre pied, la sage-femme me murmure les mots qui vont me donner le courage de reprendre le dessus.
Elle me dit que si j’ai envie de changer de positon c’est peut-être le bon moment.
Je ne sais pas vraiment si j’en ai envie, si j’en ai la force et je ne suis pas sûre de savoir faire …
Mais la douleur est insoutenable alors, sans plus réfléchir, je trouve l’élan nécessaire pour donner la vie. Je me redresse à genoux et une dernière vague de puissance m’aide à te mettre au monde mon bébé. Tel un petit cadeau empaqueté, tu sors en une fois, entièrement enveloppée dans ta poche des eaux. En bougeant, tu te libères de ton cocon, me laissant t’attraper et te porter jusqu’à moi.

Je te prends dans mes bras et tout commence à ce moment là…
Au contact de ta peau, je ré-apprivoise chacun de mes sens : je découvre ton odeur, je sens la chaleur de ton petit corps contre le mien et surtout je plonge mon regard dans le tien, ces petites billes noires qui semblent m’accorder aussitôt une confiance infinie. C’était donc toi…
Ça y est, tu es là tout contre moi et je ne peux déjà plus te quitter des yeux. Je peine à réaliser la rapidité avec laquelle tu es née. Je suis comme sonnée. Pour la deuxième fois de ma vie, je viens de vivre la plus grande expérience de puissance de mon existence. Je me sens si forte. Je me sens si vulnérable. Quelle bouleversante expérience que de faire naître son enfant.
C’est une véritable vague d’amour qui me submerge à ce moment-là. Quelle douce sensation…
Ton papa et moi sommes si heureux de faire ta rencontre, si touchés de découvrir ton joli visage et cette émouvante ressemblance avec ton frère. Nous t’enveloppons dans nos bras et ressentons tout le sens du mot famille raisonner en nous.

Ma chérie, tu es née. Mon bébé, nous sommes là.

Tu as donc choisi ce matin-là… et tu es née, tout simplement, comme une évidence.

Ma chérie, ma toute petite, ma fille… Nora.

CE MATIN-LA
– Février 2022 –

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