JOLI COEUR

Mon regard s’est figé et le temps s’est arrêté lorsque j’ai entendu les paroles du médecin.
J’ai vu le visage de la pédiatre se fermer juste avant qu’elle ne prononce les mots qu’un parent ne devrait jamais entendre.
Ton petit cœur émet un léger souffle lorsqu’il bat, un bruit que les docteurs n’aiment pas entendre, un souffle au cœur. Un souffle qui fait froncer les sourcils des médecins et qui fait pleurer l’âme des parents. Un foutu souffle qui t’offre une visite chez la cardiologue à un âge où cela devrait être interdit.

Un souffle au cœur… Ces mots résonnent en moi tel un électrochoc. Comment est-ce possible quand on a seulement deux ans et pas encore toutes ses dents ? Je ne comprends pas. Je refuse de comprendre. Peut-être est-ce le souffle de l’amour, toi ma chérie qui en donne tant ? Cela doit être le souffle de la joie, toi qui ne vis que pour ça ? Par pitié, docteur, dites moi que c’est le souffle de l’espoir…
Je suis anéantie, sonnée, sidérée. Quelques secondes auparavant nous applaudissions tes progrès de bébé de deux ans et voilà et qu’en un instant, les rires et la légèreté s’envolent.
J’entends la douce voix de la pédiatre tenter de me rassurer. Il ne faut probablement pas s’inquiéter, me dit-elle, puisqu’il s’agit d’un souffle modéré mais désormais plus aucun de ses mots ne parvient à me consoler. Alors qu’elle me liste les adresses de ses consœurs spécialistes, mon cœur se gonfle de chagrin et mon regard se remplit de larmes. Derrière mes yeux embués, je devine ton visage de bébé étonné et amusé. Tu te demandes bien pourquoi ta maman pleure alors que nous riions ensemble il y a seulement un instant. Ce sont les yeux du grand chagrin, ma douce.

Je reprends mes esprits et tente de me ressaisir car il me faut maintenant annoncer la nouvelle à ton papa. L’effroi et la douleur laissent peu à peu place à l’inquiétude et au désarroi puis vient le temps de l’action. Nous appelons donc les spécialistes. Pour ne pas céder à la panique, et dans l’attente d’un diagnostique plus précis, nous décidons de ne pas partager cette information avec nos familles . Nous nous efforçons à ne surtout pas faire de recherches approfondies sur les multiples scénarios possibles ou nous en perdrions tous les deux le sommeil. L’heure est au sang-froid et à la patience.

L’attente est longue. De nombreuses semaines passent avant que le rendez-vous n’arrive, celui à l’issu duquel nos vies prendront peut-être un nouveau tournant.
Le jour de la visite, je réalise que la dernière fois que j’ai observé et écouté ton petit cœur, nous ne nous connaissions pas encore puisque tu nichais au creux de mon ventre. L’émotion me gagne et les pensées les plus tristes m’envahissent. La vie est ainsi faite : il y a les échographies qui annoncent la vie et celles qui révèlent la maladie. Que va-t-on m’annoncer aujourd’hui ?

L’examen commence. Ma gorge se serre. Mon cœur est en miettes à l’idée que le tien puisse être abimé. Tu es si courageuse, ma Nora, égale à toi-même. Tu prends sur toi jusqu’à la fin sans même verser une larme. Tu vois bien qu’il faut que l’une de nous deux soit solide aujourd’hui. Alors, malgré le gel glacial sur ton petit torse nu, malgré cette inconnue qui s’approche si près de toi et malgré cet appareil que l’on fait rouler sur ta peau fragile, tu gardes ton calme, ma chérie. Ton petit corps chaud tout contre le mien, tu restes tranquille et sereine comme pour me dire que tout va bien se passer. Allongée sur moi, tu écoutes le rythme de ton cœur galopant résonner dans la pièce. Tout contre moi, tu observes attentivement l’impressionnante machine annonciatrice de bonnes et mauvaises nouvelles.
Je scrute le regard sérieux et concentré de la cardiologue pour deviner ce qu’elle observe dans le mystérieux panache de couleurs qui s’affiche sur l’écran. Je me sens nerveuse, je me sens fébrile. Je me prépare au pire tout en espérant le meilleur. C’est comme une sorte de désordre intérieur qui m’habite soudainement.

L’examen se termine et nous sommes enfin fixés. Pas de doute, tu es en pleine santé, ma chérie. Ton cœur fait du bruit, certes, mais ce n’est sans doute rien d’autre que le bruit de la vie. Je suis soulagée. Soulagée de me débarrasser de ce poids qui doit être si lourd à porter toute une vie durant. Je pense avec peine à tous ces parents qui resteront meurtris pour toujours.


Curieusement, je retrouve avec nostalgie la sensation des premières échographies de grossesse, celles qui m’ont d’abord inquiétée puis rassurée. Alors, en souvenir des jours où tu grandissais en moi, comme après chacune de mes échographies de grossesse, je vais à la pâtisserie choisir un petit gâteau de réconfort, un gâteau qui dit que tout va bien et que l’on peut célébrer la vie.
Mais cette fois-ci, pour mon plus grand bonheur, je le partage avec toi ce gâteau. Aujourd’hui Nora, c’est toi que je célèbre, Joli Cœur.

JOLI COEUR
– Mai 2024 –

Laisser un commentaire